XIV
Véramorphe
) De mon passé de rafale, je n’ai jamais cherché à dégravoyer le lit. Mes souvenirs sont faits d’épaisseurs, de vents et de poussière. Je coule, j’avance à pas élastiques, délardé comme une pierre, étréci jusqu’au dense, jusqu’à l’axe.
Avant même de naître, je crois que nous marchions. Nous étions déjà debout, la horde entière étalée en arc, déjà fermes sur fémurs et nous avancions avec nos carcasses raclées et nos côtes nues, les rotules rouillées de sable, à griffer le roc avec nos tarses. Nous avons marché longtemps ainsi, tous ensemble, à chercher la première de toutes nos prairies. Nous n’avons jamais eu de parents : c’est le vent qui nous a faits. Nous sommes apparus doucement au milieu de la friche armée des hauts plateaux, à grandes truellées de terre voltigée pris dans nos ossements, par l’accumulation des copeaux de fleurs, dit-on aussi, sur cette surface qui allait devenir notre peau. De cette terre sont faits nos yeux et de coquelicots nos lèvres, nos chevelures se teintent de l’orge cueilli tête nue et des graminées attirées par nos fronts. Si vous touchez les seins d’Oroshi, vous sentez qu’ils sortent du choc des fruits sur son torse, et mûrissent toute une vie. Ainsi en est-il des animaux et des arbres, de tout ce qui est : seuls naissent vraiment les squelettes, seuls ont une chance ceux qui se dressent au-dessus de leur paquet d’os et de bois, en quête d’une chair, en quête d’une écorce et d’un cuir, de leur pulpe, en quête d’une matière qui puisse, en les traversant, les remplir.
Lorsque la carcasse reviendra, à claire-voie sous la couenne, lorsque toute la substance souple aura été curée, dans dix ans à peine, nous serons à nouveau nous-mêmes face au vent final, prêts à la bourrasque de trop, qui disloque aux jointures. Alors nous rirons une dernière fois de notre rigueur extravagante et nos squelettes d’appui éclateront dans la poussière.
Port-Choon, la flaque de Lapsane, Chawondasee, le désert de Leergeem, Alticcio et maintenant Camp Bòban en ligne de mire, l’entrée tellement attendue de Norska ? Oui, j’avance imbu d’oubli, toute nostalgie moulue. À cause de cette habitude prise si tôt de se projeter vers l’étape suivante ? De lire les cartes tatouées de bas en haut des colonnes vertébrales – ce fut le dos de Steppe trois ans, Firost quatre ans et à présent Golgoth qui porte le dernier tronçon de la Trace, de les épeler du doigt, point après point ? Mon existence de hordier, je l’ai vécue tout entière tirée tel un carreau d’arbalète vers un mur bleu qui recule à mesure, quoiqu’on fasse – à mesure se décale sur l’horizon et nous forlonge, l’Extrême-Amont n’est-ce pas, ce mythe à coulisse.
Face à ça, les trois jours que nous passâmes à Alticcio dans la tour d’Ær – Oroshi, Caracole, Ne Jerkka et moi – il y a deux ans aujourd’hui, ont valeur d’exception. Ce que j’appris là-bas, je le dus tout autant aux livres qu’au gardien du pharéole ; je le dois encore à Caracole ; et sans Oroshi, je n’aurais pas été capable d’en prolonger à ce point la portée.
Avant Ær, pour être honnête, j’avais beau être scribe et prendre à cœur ma mission, savoir à quel point les hordes futures pourraient être redevables du carnet de contre que je rédigeais, avec parcimonie certes, mais rectitude, je ne croyais pas pour autant à l’énergie des livres. L’écrit pour moi n’avait qu’une fonction nécessaire d’enregistrement et de cumul des connaissances, en rien l’impact d’une expérience vécue. Puis je suis tombé sur ces blocs gravés, ces chocs : « Ne pas gaspiller dans l’unique souci de manger tout de suite notre simple force d’avoir faim » ; « La maturité de l’homme est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant. » Et bien sûr celle qui suggère de vivre chaque instant comme si c’était à la fois le dernier et le premier instant de sa vie. De ces quelques phrases, je ne tire pas un savoir supérieur, encore moins une stature d’ærudit, plutôt la sensation d’avoir en permanence en main, et comme à disposition d’âme, une arme de jet apte à refendre sans cesse mon crâne – ce cube d’os si prompt, sinon, à se clore.
De la tour d’Ær, je n’ai cessé de ressasser depuis deux ans les révélations. La plus rassurante demeure que les deux grandes justifications de notre existence braque – découvrir les neuf formes du vent et atteindre le bout de la Terre, cet espoir vissé au ventre comme une éolienne de contras qui nous fait lever matin après matin et qui nous propulse mécaniquement vers l’amont, cette foi, nous savons désormais qu’elle n’est pas dérisoire.
La seconde révélation, plus dérangeante à mes yeux, tient à l’importance des chrones que j’avais longtemps assimilés à des phénomènes naturels certes dangereux, mais que je réduisais à leurs effets visibles. En écoutant Ne Jerkka discuter avec Caracole et Oroshi, j’ai pu mesurer la superficialité de ma vision. Par les chrones, il est possible d’accéder à une compréhension très profonde du vivant, au moins dans les quatre dimensions cardinales du vif, du temps, du mouvement et de la métamorphose. D’une façon encore approximative et tâtonnante, j’ai saisi que les chrones contenaient les forces en quelque sorte primaires du vif. S’ils transforment la matière, ils peuvent aussi déformer l’écoulement du temps, en briser ou en multiplier les segments. Ils peuvent aussi absorber et restituer des sentiments et des affects, humains ou animaux, à travers les redoutables psychrones dont sont issus, disait Ne Jerkka, la plupart des autochrones. Lorsque je lui ai parlé des neuf formes du vent, Ne Jerkka m’a écouté avec le sourire, puis il m’a dit : « Quand tu auras compris ce que sont les chrones, et ce que peut le vent, les neuf formes te paraîtront une aimable introduction. Les formes ne sont qu’une enveloppe commode, un bel outil de classification, si tu veux. Ce qui importe, ce sont les forces. »
La troisième révélation est jusqu’ici restée la pire, la plus vertigineuse pour mon équilibre. J’aurais préféré que Caracole m’annonce la date de ma propre mort plutôt que cette prémonition-là : que toute la Horde était destinée à mourir, sauf moi. Il a eu beau relativiser ensuite, me réexpliquer qu’il ne voit pas l’avenir tel qu’il se déroulera, mais seulement qu’il coupe parfois, sans même le vouloir, des boucles de temps en perpétuelle retrempe, peut-être une manière de chrotale d’ailleurs (il ne sait pas vraiment), que d’après lui cet avenir n’était que majoritaire, que compteront tout autant les devenirs minoritaires de chacun d’entre nous, les rencontres qui nous changeront et qui peuvent infléchir nos tendances de fond, qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer pour un événement qui ne se produira que dans trois ans maintenant – le mal est fait, il s’ancre, sa prophétie me ronge. Elle m’écrase sous une responsabilité nouvelle que rien ne m’avait préparé à endosser.
— C’est un chrone véramorphe ! (lance Oroshi)
— Mais non ! (rigole Caracole)
— Tu veux parier ?
— Parier quoi, Princesse Orochiche ?
— Parier ta prémonition sur ma mort, par exemple.
— Vous faites preuve de grande bravoure, mademoiselle, en osant affronter si terrible futur. Mais qui vous susurra donc que j’eusse pareille prémonition ? Serais-je donc, à vos yeux d’amandes noires, quelque oracle omniscient ou quelque pythie sans pitié livrant en pâture à l’angoisse le spectre de votre poisse ?
— Tu rimes mal, animal. Ton vif me dit que tu sais. J’ai le droit de savoir comment je vais mourir, non ?
— Pourquoi penses-tu que ce gros cocon blond qui dérive là-bas est un véramorphe ?
— Parce que tu as peur de devoir passer à travers et que ta peur m’a été sensible à la fixité soudaine de ton vif, quand tu l’as aperçu.
— Hé diantre, vous progressez, aérotraîtresse !
À certains moments, je me demandais, mal à l’aise, si Caracole ne l’avait pas fait exprès. Qu’il eût fabriqué cette fausse prévision dans l’intention de susciter en moi une secousse tellurique, afin d’accélérer ma maturation, m’effleurait. Il avait la malice suffisante pour vouloir tordre mes lignes de développement et infléchir mon propre avenir tendanciel – mais dans ce cas pour m’emmener vers quoi ou pour sauver qui ? Et est-ce que ça signifiait que j’allais mourir dans Norska ?
Rien ne me paraissait plus atroce que de voir, un à un, disparaître tous ceux que j’aimais. Comment imaginer survivre à Oroshi, de lui survivre à lui, Caracole ? « Tu te feras tes propres blagues ! » me répondait-il. Comment continuer à trouver un sens au contre, à ces fragments absurdes de quotidien, quand les crocs craquaient, qu’Aoi ne ramenait guère assez d’eau pour remplir quatre bols, quand Horst se détournait en bout d’aile, la figure rincée au sable et à la larme ? Quel sens avait tout ça, quel sens les joues brûlés et la fatigue sèche, quel sens les pénéplaines détritiques, les terres abrasives à perte d’horizon monochrome, quel sens les hameaux fracassés quand on espérait le gîte d’un airpailleur, partager pour un soir sa vie et qu’on découvrait un cadavre strié ? Quel sens, sans eux ? La Horde était, dans la sobre extension de ces mots, « tout ce que j’avais ». Je ne possédais rien de plus. Pas même un monde intérieur digne d’autarcie tant j’avais été dès l’enfance structuré du dedans par la discipline du collectif. Ma famille ? Elle m’avait lâché dans un navire à l’âge de six ans. De mon père, je gardais l’image d’une lame haute et inflexible, d’une voix très forte, implacable. Qu’il fut toujours vivant ne m’étonnait pas, qu’il m’attende là-haut s’avérait probable, bien que je n’espérais plus depuis longtemps revoir un « père ». De ma mère ne me revenait que le souvenir de son amour pour les animaux, amour dont j’avais d’une façon ou d’une autre hérité. Je pense qu’elle m’avait aimé, je crois qu’elle avait pleuré à mon départ d’Aberlaas – quoique tout ce qui se rapportât à cette souffrance insurmontable qui m’avait volé jusqu’à la possibilité d’être un enfant, je l’avais broyé.
Comment supporter de voir la petite Aoi s’éteindre ? Ne plus la voir nouer ses cheveux d’une main, cueillir ses herbes pour notre thé et se lover contre Steppe ? Et Arval, notre lueur, cet enthousiasme coriace, cette joie qu’il nous donnait à le voir avaler jusqu’à nous à la galope, sautillant presque, toujours heureux de nous annoncer un fait insignifiant, un glyphe qu’il avait vu, une butte-tortue, un aven ? Et Callirhoé, cette flamme vive, ces yeux jaunes malicieux, avec ses cheveux qui sentaient toujours la fumée ?
Callirhoé était morte, Léarch était mort et j’avais bien fini par apprendre. Apprendre à ne plus la chercher des yeux le matin alors que le feu tirait vers la cendre et qu’elle approchait son jeu de ventilateurs. Apprendre à ne plus l’accueillir dans mes bras quand Talweg ou Silamphre avaient été se coucher et qu’elle restait avec Caracole, Larco, Pietro et moi, pour nous écouter.
Tacitement, comme tout le monde, s’il ne devait en rester qu’un – au bout du bout – ce ne pouvait être que Golgoth. Ou alors Erg. Mais pas moi ! Je regardais Golgoth parfois, je l’observais à un mètre devant moi entrer bille en tête dans le flux, prendre des éclats au front, barrir une insulte, renfoncer son casque et je ne pouvais pas imaginer, je ne le pouvais tout bonnement pas, que cette force absolue de la nature, ce roc trapu brut de coulée, qui, quand il saignait, saignait de la lave, ce mec qui n’avait jamais reculé de sa vie, qui s’était retourné vers nous au dernier coude avant la porte d’Urle – je me souviens de ça par contre, je n’ai pas pu l’oublier…
Il avait jaugé d’un regard la trouille sur nos visages à présent impossible à masquer et devant lui, au-delà du renfoncement, rien n’était visible, la fente verticale qui entaillait le dernier couloir, cette droite au cœur du défilé encaissé qu’on nous avait annoncée comme la plus effroyable, elle ne faisait pas deux mètres de large et la furie était telle, le vent sifflait à une telle hauteur dans l’aigu que l’acier des parois hurlait comme meulée par une roue d’air crantée. Et là-dedans, dans la stridence crue, Golgoth avait ouvert cinq petites secondes une poche grave et rauque, presque chaude, avec sa voix. Il avait demandé un chaîné-bloc-plein, Pack en percussion, aux deux ailiers de bloquer le gîte latéral en progressant épaule extérieure contre la paroi, quitte à finir raclés en cas de ballant (c’est ce qui se passa). Puis il avait jeté son bras dans l’embrasure, juste pour voir et on avait entendu un bruit sec de jointure. On avait cru qu’il s’était luxé l’épaule. Mais non. Juste un coup de hache. Il avait compté trois ! Deux ! Un ! et il était entré. Personne n’avait eu le choix de ne pas le suivre, sauf à décider de le laisser mourir. J’avais fermé les yeux, tout le monde avait fermé les yeux, on s’était encastré de toutes nos forces les uns dans les autres, en appui sur les crampons et Golgoth, toutes les quatre secondes, avait gueulé Pack ! Pack ! Pack ! à chaque poussée, pour rythmer les coups de butoir dans le métal du vent. Alors ce type-là allait mourir ? Il allait mourir et moi je resterais vivant ?
— Je passe trop de temps avec Sov et toi, c’est tout. Je finis par te connaître, troubadour. Quand tu ralentis, il y a généralement deux raisons : soit tu t’ennuies parce que l’environnement devient répétitif ou homogène ; soit tu ressens une émotion soudaine, qui absorbe ton attention : tu perds alors ta mobilité. Au début, ça me surprenait beaucoup parce que chez tout le monde, c’est l’inverse : l’émotion accélère plutôt le vif.
— Rompez là ! J’acceptons ton pari ! Mais si je gagne, que me proposez-vous ?
— De ne pas dire à Golgoth ce que je sais de toi…
— Ce fusse déloyal…
— Golgoth, halte !
— Quoi ?
— Chrone à bâbord ! Forme prioritaire ! Je dois aller examiner ça !
π Golgoth écarte les bras à l’horizontale et il stoppe le contre. Les quatre crocs se déharnachent. Ils mettent en drapeau l’éolienne de leur traîneau. Le temps depuis ce matin est à la giboulée. Des nuages violets filent aval. Ils ont lâché de la grêle et un peu de pluie. Quand le soleil perce, il ouvre des flaques jaunes sur l’immensité verte. Nous traversons depuis quatre jours les hauts plateaux du Scóverr. Une lande rase cintrée entre deux lignes de crêtes. L’altitude explique la fraîcheur de l’air. On aperçoit partout des gorces qui paissent. Les hardes forment des triangles brun rouge, pointe au vent, faciles à repérer. Le mâle dominant devant, qui fouge la terre au boutoir. Les deux femelles dominantes derrière. Et les gorceaux, groin en balade, dans l’axe du sillon. Lorsqu’on les approche, ils ne fuient pas : ils tournent la pointe du triangle vers nous. De toute façon, avec leur carapace, ils ne craignent rien.
Autour de midi, il y a parfois des passages de méduses roses. Les faucons hobereaux de Darbon les déchirent de la serre et du bec. Mais aujourd’hui rien. Je ne sais pas pourquoi, Léarch manque à ces moments-là. Et Callirhoé surtout nous manque. Elle adorait suivre le vol des faucons. Moins qu’à Silamphre, moins qu’à Talweg, j’en suis sûr. Nous avons fait un feu en pyramide pour le second anniversaire de leur mort. Caracole avait fait un poème magnifique, à deux voix, avec Sov. C’est Silamphre qui les allume désormais. Coriolis assure la plupart des repas. Golgoth l’a remonté d’un cran dans le Pack, à la place de Callirhoé. Nous avons assez de crocs derrière avec les quatre racleurs.
Eux font plaisir à voir. Bold, Filam, Mozer et Dekk : ils sont si fiers d’être avec nous ! Je ne sais pas combien de milliers de fois ils se sont rejoués le passage de la porte d’Urle. – Et comment Léarch s’est jeté contre la paroi pour bloquer le Pack qui reculait. – Et la gerbe d’étincelles quand la cuirasse de son épaule a raclé, avant de s’arracher. Et qu’il était encore debout quand Golgoth a flairé le blaast et qu’il a crié « Plat ! ». Ils racontent à qui veut l’entendre dans les villages que Léarch a décollé et s’est écrasé vingt mètres plus loin dans le coude du couloir. Mais personne n’a tourné la tête pour vérifier. Léarch avait une excellente assise. Il était trop sonné pour plonger à plat ventre quand Golgoth a crié, voilà tout. Il a décramponné. Et seul, sans abri devant, sans étai derrière, impossible de tenir dans un couloir pareil. Quand à Callirhoé, elle n’a pas été soufflée par une lame comme ils le colportent. Elle a perdu son casque en percutant la paroi violemment. Aussitôt, elle a pris une volée de grenaille en plein visage alors qu’elle s’abritait derrière un décrochement. Effet rotor classique. Le tourbillon l’a extirpée de son abri et rejetée dans le lit du vent. Je le sais, je n’avais qu’à tendre le bras une seconde plus tôt et je la rattrapais. Je ne veux plus y penser.
) En contrebas, dans un lit de galets qui s’étire vers l’amont, un cocon ocre, du volume d’un petit dirigeable, dérive. Sa forme, sa luminescence mate et profonde, cette manière de glisser lentement à fleur de sol, les glyphes qui tapissent la gangue, ne laissent aucun doute sur la nature du phénomène : il s’agit bien d’un chrone. Arval cavale de l’amont jusqu’à nous. Avec son petit gabarit, il semble voler sur la lande. Il a dans les yeux l’excitation des découvertes, sa mèche noire balaie son front, son maillot flotte par-dessus son pantalon. Arval :
— Sorti des pierres, là-bas, pffuiit, à travers, résurgence ! lâche-t-il, essoufflé.
— Tu as jeté quelque chose dedans pour voir ? lui demande Oroshi.
— Juste pierre !
— Et alors ?
— Bizarre Osh-Osh !
— Quoi bizarre ? La pierre est ressortie de l’autre côté ?
— Yak ! Pareille ! Pas changé ! Mais dedans, c’était plus une pierre !
— Qu’est-ce que c’était ? Comme du feu, c’est ça ?
— Yak !
— C’est un véramorphe, j’en mettrais ma main à couper.
— Ben vas-y ! Mets-la déjà dans le chrone ! plaisante Larco.
π Caracole, Oroshi et Sov se sont approchés tout près du chrone. Ils s’efforcent de déchiffrer les glyphes sur l’enveloppe mouvante. Je n’aime pas les voir aussi près du cocon. Une rafale peut décaler la masse et ils seront avalés. Oroshi passe un bâton à travers. Le chrone est faiblement opaque. On voit clairement le bout enfoncé du bâton derrière la paroi. À l’intérieur, il éclate en rameau de buis ! Oroshi le retire : le bâton ressort intact ! À demi rassurée, Oroshi enfonce avec précaution sa main droite, puis son avant-bras, puis son bras à l’intérieur du chrone.
— Fais attention, Oroshi !
— C’est peut-être un anital ! Un convertisseur de règne ! Animal-végétal ! Comme celui qui a touché Steppe, il peut te transformer en arbre !
Oroshi ne répond rien. Elle se met simplement de côté afin que tout le monde puisse observer son bras à l’intérieur du chrone.
— Regardez bien, vous ne verrez ça qu’une fois dans votre vie !
) J’étais le plus près d’Oroshi et mon premier réflexe fut de vouloir lui retirer le bras. De la partie immergée sous l’épaule, la peau semblait avoir été dissoute, de sorte que je vis d’abord un réseau à nu de muscles, de tendons et de vaisseaux qui gainaient un os gris. Mais très vite, je me rendis compte qu’il s’agissait plutôt d’un enchevêtrement de filins ou de nœuds de cordes – à cette précision que la matière n’avait rien du chanvre mais tout d’un fin tressage de vent liquide, s’écoulant du biceps jusqu’au delta des doigts. L’ensemble fusait – des lignes de couleur s’effilaient puis se fondaient, certaines zones du bras développaient un inquiétant paquet de lacs puis se déliaient pour se reformer aussitôt. Au bout du bras, les doigts restaient relevés, paume ouverte vers le haut, et au centre de l’espace qu’ils délimitaient, un anneau écarlate tournoyait, qu’on eût juré tracé en boucle par un calligraphe capable de tremper son pinceau dans le vent même – tournoyait j’avais envie de dire : à portée de main, sans se laisser caresser ni saisir. Oroshi retira finalement son bras et le leva vers nous : le soulagement était perceptible !
— Bien. Nous avons affaire à un chrone inoffensif mais extrêmement particulier (annonça Oroshi). Il s’agit du véramorphe qu’on pourrait assimiler à un psychrone, mais je n’entrerai pas dans les détails. Le véramorphe a un pouvoir unique : il donne aux êtres ou aux objets qu’il enveloppe la forme véridique de ce qu’ils sont.
— La forme véridique ?
— Il révèle, si vous voulez, la vérité de ce que nous sommes.
— Comment ça ?
— Je ne peux pas vous expliquer plus ni mieux ! La seule chose à faire pour comprendre est d’essayer. Qui veut y aller ? Qui a le courage ? Avec malice, j’observai Caracole qui se fondit avec discrétion dans la horde, au milieu des racleurs.
— Qui veut y aller ? Allez, ne faites pas vos timides ! Une occasion comme ça ne se représentera jamais. C’est une vraie chance !
Golgoth sortit du groupe et sans poser d’autres questions ni faire aucun chichi, il pénétra dans le chrone. « Putain ! » fut à peu près la seule chose qui sortit de nos gorges au moment où le corps du Goth se modifia. Il faut dire que la métamorphose était cette fois-ci d’une netteté implacable. Dans le chrone se tenait un gorce puissant, carapaçonné de rouge sombre, qui se ruait vers l’amont (sans toutefois avancer). Mais le plus sidérant était que ce gorce possédait deux têtes qui jaillissaient de l’encolure ; celle de gauche se jetait vers l’avant, sans cesse, avec de furieux à-coups, celle de droite lui répondait par des coups de groin féroces.
— Golgoth se voit, là ? demandai-je à Oroshi.
— À ma connaissance, non. Si tu t’immerges totalement dans le chrone, tu n’es pas conscient de ce que tu deviens.
— Qu’est-ce qu’il voit en ce moment ?
— Je ne sais pas. Sans doute rien. Et lorsqu’il va ressortir, il ne se rappellera de rien non plus.
— Ce que le chrone nous montre, c’est lui ?
— Oui. En tout cas, une projection de ce qu’il y a de plus profondément ancré dans son être. (Elle marqua une pause.) Ce qui est confirmé, c’est qu’il a bien le vif de son frère en lui : c’est la seconde tête, celle qui se jette en avant.
— Comment peut-il vivre avec ça ? C’est monstrueux !
— Golgoth est quelqu’un d’incroyablement fort. Tout autre que lui, je pense, se serait détruit en hébergeant un vif pareil. Il fallait posséder une force mentale extraordinaire, au moins équivalente à l’étranger, pour le contenir et l’absorber. Je crois aussi, mais c’est mon interprétation, que ça n’a été possible que parce qu’il aime son frère. D’une façon ou d’une autre, il l’a accueilli ; il a su créer une symbiose dynamique avec lui.
— Une symbiose ? Regarde les deux têtes ! Elles s’entre-dévorent Oroshi !
— Non, elles se chamaillent. Parce que chacune veut arriver première là-haut.
π Hagard, Golgoth ressortit du chrone. Il était blanc comme neige. Toute la horde le regarda remonter la butte avec un respect immense strié de stupeur. Une rafale soudaine le fit tituber. Oroshi s’approcha de lui et :
— Tu as vu quelque chose à l’intérieur ?
— Ouais.
) Mais personne n’osa lui demander quoi. J’avais l’impression d’être un voyeur qui aurait assisté à une mise à nu. Par respect pour Golgoth, je décidai de jouer à mon tour le jeu et je descendis la butte. En trois pas prudents, je franchis la paroi du chrone et, fermant les yeux, je m’enfonçai, avec un tremblement, dans le bulbe vibrant… Très vite, je sentis des bracelets d’air siffler autour de mes cuisses, des disques frais me traversèrent le dos et le ventre. Une vague glacée m’envahissait, je me raidis d’abord, me décrispa pour l’absorber, me tendit à nouveau – jusqu’à ce que la sensation très claire d’avoir non plus du sang, mais du vent qui courrait dans mes veines, s’impose.
— Ça fout les jetons ce truc (disait Bold).
— Moi j’y mets pas la truffe ! (répondit Filam). Je veux pas qu’on voie qui je suis vraiment. À quoi ça sert ?
— Golgoth l’a fait donc tu dois le faire. Sinon, il te virera !
— Il vire pas les crocs !
— Crois-y. Il fait ce qu’il veut ! C’est lui le chef, mon gars. T’es plus à Alticcio ici, t’as plus la Hanse pour te protéger ! Si Golgoth fait, tu fais aussi !
x Rarement avais-je été, sur un plan intellectuel, aussi excitée de ma vie. Depuis l’âge de neuf ans, je connaissais l’existence du véramorphe et parmi tous les chrones qui m’avaient fascinée, celui-ci restait un rêve de gamine : voir, à travers les apparences, une vérité sinon inaccessible. Quel bonheur ! Les ærudits discutaient bien sûr de la nature exacte de la révélation qu’offrait le véramorphe ; ils questionnaient la notion de forme vraie ; ils pointaient la polysémie des symboles que le chrone contractait en une seule figure. S’ils étaient globalement d’accord pour y reconnaître une transcription visuelle du vif, la valeur de cette transcription les divisait : miroir du moi ? Projection d’une conscience refoulée ? Reflet du désir ? Écho du devenir ? Autofiction ?
Pour les hordiers ici présents, j’imagine que ce n’était qu’un chrone de plus. Ils ne réalisaient pas la chance fabuleuse qui nous échoyait, mais pour moi… Pour rien au monde, je n’aurais raté ce que j’allais voir. Le furvent aurait pu se lever que je n’aurais pas bougé avant d’avoir observé Sov et Pietro, Steppe et Aoi, Silamphre, Talweg, Erg aussi ou Darbon, et Caracole évidemment, passer dans le cocon. Pure curiosité ? Oui, avec l’attente d’une confirmation ou d’une infirmation des intuitions que j’avais sur chacun. Et au-delà, je crois, éclatait aussi une envie de comprendre ce qui, sous nos carapaces poncées au « tout va bien », sous le déni durci des souffrances physiques, sous la gangue lisse de toute plainte que chacun de nous polissait à sa façon – sous le masque rude en un mot – quel grain de peau attendait encore une caresse. Après trente ans de vie commune, je savais notre rigueur. Ça ne signifiait pas que les animaux sauvages qui nous peuplaient n’avaient pas envie d’être apprivoisés.
Lorsque Sov s’enfonça, les bras et les jambes disparurent en premier. Son tronc se liquéfia en longs filaments ocre, ne laissant qu’une forme indécidable, arbre ou pilier, à l’endroit où était son corps. Des pelotes de vent apparurent tout autour de lui, bien distinctes dans l’espace, rondes et brillantes comme des astres, toutes reliées à sa colonne diffuse par des coulées de souffle d’un beau jaune solaire. La silhouette avançait, les astres autour aussi, sans qu’il fût possible de dire d’où partait l’énergie qui irradiait le système et qui alimentait qui. De seconde en seconde, certains nœuds d’ambre s’épaississaient, d’autre se simplifiaient en anneaux et l’axe central, aspiré et aspirant, s’aplatissait vers le disque ou se redressait selon, en proie à ces subtils échanges de flux. « C’est pas très clair » disait Firost, déçu. « C’est le bordel chez lui » commentait un racleur. Mais ça n’avait rien d’un bordel au contraire, c’était même si élégamment structuré, et si parlant, pour qui savait lire, que j’en demeurais émue pour Sov. Lorsqu’il ressortit enfin, il s’agenouilla sur l’herbe, frigorifié, et ne se releva qu’avec mon aide.
Ω « Salut groin-groin ! », qu’il me vanne, Firost, il se fout de ma gueule, mais il s’est pas vu, le Fifi ! Lui ça a plutôt été le sanglier de labour, version harnais, qui creuse son sillon, pas de quoi frimer !
Y en a quand même, dans ce Pack, sont pas durailles à chopper – sont comme on les voit : Steppe qu’est un arbre, Alme un tas de merde rose, Aoi une touffe d’herbe genre tenace. Et Erg : un foutoir d’hélices et de serpes dans tous les sens, tout suspendu, putain-rapide, tout qui bouge, qui se décale, qui se remet en boule – ça calme un mec commac, moi ça m’a pas étonné, l’est comme ça, l’Erg, jamais en cale sèche, toujours la main au boo, jamais à poser vraiment son cul, hurif le macaque.
Puis Pied-de-Trop y est allé. Je dois dire : je l’attendais du coin de l’œil. Pas méchamment, juste pour voir. Eh ben putain, il nous a plantés sur pilotis ! Il est rentré et pour ainsi dire, il a pas bougé ! Le même, debout, bien droit, propre sur lui, tout juste si les joues ont un peu viré au bronze, ça a tiré deux secondes vers la statue lissarde mais rien quoi. Pareil dedans que dehors ! Le même type, Pietro, pas de triche, rien à cacher, dégagez… Ce qu’il te montre, c’est ce qu’il est – recta ! Pas comme nous autres, pas comme Darbon, tiens, le fauconnier, pas joli joli son passage dans le cocon. L’autoursier, c’était mieux, avec son mur bleu et ses oiseaux en citron qui passaient dans les fentes à travers sans arrêt, qu’on aurait dit qu’ils trouvaient l’ouverture dans le lit du vent, ça balançait comme de l’espoir – Darbon, ça puait la becquée vorace, acharnée sur un bout de barbaque noire, au sol, pas clair. Horst, ça m’a foutu le bourdon aussi, avec ces deux mioches joufflus qui se couraient après en rond, dans le silence, ça faisait bizarre, funèbre on dit, hein, mortellien.
x À écouter les réactions des hordiers, je me rendais compte que nos visions des formes générées par le chrone différaient. Ces écarts me dérangeaient. Si le véramorphe révélait la vérité d’un être, pouvait-il y avoir des vérités flottantes, voire plusieurs vérités ? Ou fallait-il que j’en conclue, comme me le lança Sov avec un aplomb qui m’agaça, que l’être « en-soi » n’existait pas, qu’il n’y avait que des êtres « pour et parmi les autres », que chaque hordier n’était au fond « que le pli particulier d’une feuille commune », « un nœud dont la corde est fournie par les autres » ?
Pour Alme, j’avais distingué avec clarté une vingtaine de mains sphériques, dont les doigts protégeaient les pelotes de vent nichées à l’intérieur, alors que Sov avait été frappé par une tonnelle rose de doigts effilés. Pour Aoi, j’avais vu une touffe de flammes hautes, fragiles, mais Steppe avait pleuré en découvrant des asphodèles courbés par le vent et une « source coulant vers le haut ». Pour Larco, tout le monde avait observé les mêmes nuages lumineux glissant à travers le chrone, et ces longs câbles flous qui les accrochaient du sol et s’en détachaient, comme une pêche timide de poissons dans le ciel, jamais vraiment ferrés. Là, l’énergie descendait par saccades des nuages le long des câbles et elle alimentait un nœud complexe, très emmêlé, que je déchiffrai comme le vif de Larco.
— Talweg, c’est à toi, grand ! Te défile pas, y a pas de honte à être un gorce !
— Je me défile pas ! Mais quand je vois la gueule que vous tirez en ressortant, ça ne donne pas trop envie !
— C’est juste le vent à l’intérieur qui te pénètre dans le sang ! Ça te transit la moelle, mais ça vaut le coup tu verras !
— D’accord, d’accord, je vais y passer. Vous me raconterez, hein ?
) Pour bien le connaître, je savais que Talweg entretenait avec le vent un rapport très personnel. De sa science de géomaître, il avait acquis la conviction que le vent avait une origine, une conscience et un but. Le Vent était le grand Abraseur, la force immanente qui sculptait et qui façonnait au jet la terre et ses reliefs. Il était par conséquent l’architecte premier du monde et son démiurge concret. Avant le vent, rien n’existait qu’une pâte boueuse, une lave informe à assécher, à pétrir et à lisser. Dominait chez Talweg cette intuition ancestrale qui voulait que le Vent visât le dôme pur des collines, les droites nettes des canyons, la planitude des plateaux et des plaines. Il plantait et taillait même, d’une certaine façon, les forêts linéaires. Le souffle partout éliminait le superflu, aplanissait les blocs et les buttes incongrues, écrêtait les obstacles qui entravaient la fluidité de son écoulement.
Prolongée par celle de Silamphre, qui y ajoutait une dimension musicale, sa conception était plutôt séduisante parce qu’elle donnait sens à la moindre fluctuation du flot : partout où ça soufflait plus fort, pour faire bref, c’est que le Vent produisait un effort particulier de ponçage ; partout où il était faible, ça signifiait que le sculpteur avait déjà donné au relief la forme qu’il lui destinait. Et la musique du souffle passant sur ces formes, les harmoniques qui s’en dégageaient, suffisaient à confirmer, à l’oreille, ce que l’œil du géomaître observait.
À quel point cette théorie les habitait-elle ? Le véramorphe allait-il en extorquer le noyau d’images ? J’étais impatient de le savoir.
x Ce que j’attendais le cœur battant depuis le début, ce que j’espérais en priant, sans l’avoir révélé à quiconque, c’était d’apercevoir dans l’un d’entre nous quelque écho, fut-il affaibli, fut-il une trace à peine décelable, du vif de Callirhoé. Une ou deux fois, Caracole avait admis en aparté que son vif avait pu ne pas être dispersé dans le défilé d’Urle. Emportée par le blaast, Callirhoé était passée devant la moitié de la horde. J’avais cru apercevoir une résonance de flamme chez Aoi. Pourtant j’attendais surtout le passage de Talweg et de Silamphre qui l’avait, à leur façon, tant aimée.
Sov était revenu à côté de moi. Il me prit doucement la main mais je me dégageai d’abord, embarrassée par le regard de Pietro. Il se recula sans rien dire, je me rapprochai et alors je lui pris la main. Elle était câline.
En entrant dans le chrone, Talweg s’agenouilla face à l’amont et il prit la position dite de la goutte : dos arrondi, genoux et coudes au sol, front dans les mains, avec les deux avant-bras et les deux tibias bien à plat formant losange. C’était une position de protection face aux très fortes rafales. J’étais intriguée.
Rapidement, les bras et les jambes de Talweg devinrent flous, les mains se fondirent dans la tête, la masse du dos se souda aux membres et l’on ne distingua plus qu’un monobloc brun qu’épousaient des rafales d’un bleu intense. Le monobloc s’allongea. Il prit une forme élégante, d’un aérodynamisme évident et vira graduellement du brun au violet. Les rafales l’enveloppaient toujours en nappes étroites. Le bleu semblait se diffuser au cœur de la roche puisque le violet tira à son tour, par degrés, vers l’indigo. Parallèlement, le bloc parut s’aérer et changer de viscosité – de la pierre à une lave violette, de la lave à l’eau, de l’eau bleue à l’air clair. À la fin, les rafales contournaient toujours ce qui avait d’abord été le corps de Talweg mais le volume n’avait plus rien d’un solide : c’était une goutte profilée, un cocon fluide et pour dire le fond de ma pensée : peut-être bien un chrone. Je plissai les yeux pour tenter de discerner l’intérieur de ce chrone dont les parois étaient bien plus opaques que celle du véramorphe. Dedans…
— Tu vois aussi deux nœuds, Sov ?
— Deux nœuds où ça ?
— Dans le chrone !
— Quel chrone ? Tu veux dire le rocher ? Oui, je vois deux lueurs en tout cas. Une petite et une grosse.
— C’est elle !
— Qui ?
— La petite lueur, c’est elle ! Callirhoé !
) Les yeux d’Oroshi étaient deux rubis noirs plongés subitement dans l’eau. Sans prévenir, elle se précipita dans le chrone où se trouvait encore Talweg. Aussitôt les parois franchies, il n’y eut plus d’Oroshi mais un fauve femelle qui s’approcha du cocon, le renifla et le fouilla du museau. Le cocon s’illumina fortement puis le fauve ouvrit grande sa gueule et la referma sur une poche lumineuse à l’intérieur, orangée, qu’elle extirpa comme d’un placenta. Elle trottina ensuite vers nous avec cette forme dans la gueule, exactement comme l’aurait fait une lionne déplaçant son petit. Elle n’avait pas atteint la paroi du chrone que la lueur orange se diffusa dans le museau puis dans l’ensemble du fauve. Oroshi et Talweg ressortirent presque en même temps, Talweg exsangue, en rampant, et Oroshi à quatre pattes.
— Je l’ai, j’en ai absorbé un brin… finit par articuler Oroshi en se relevant.
— Un brin de vif ?
— Oui ! Je me suis laissée guider par la chaleur dans le chrone, par la flamme. Ce n’est pas très puissant, bien moins fort que ce qu’il y avait dans la loutre de Sveziest, tu te souviens ?
— Oui.
— Mais c’est elle, c’est Callirhoé ! Une toute petite pelote de feu, tu verrais ça, à peine la taille d’un poing, ça vit pourtant, ça flambe, ça bouge, ça… Je ne sais pas comment j’ai fait ça, l’instinct… Elle est venue d’elle-même, elle m’a reconnue…
Oroshi était aux anges. L’émotion la bouleversait, elle avait le sentiment d’avoir accompli un exploit extraordinaire. Et à dire vrai, il l’était.
— Tu comprends, Sov ? Je l’ai sauvée ! Elle est à l’abri en moi maintenant ! Elle va m’aider, je vais la protéger. Ensemble nous serons plus fortes ! Comme Golgoth et son frère ! Mieux qu’eux encore, plus fluides, en harmonie !
— Et pour Talweg ? ne pus-je m’empêcher de demander.
Elle me regarda interloquée, presque gênée :
— Il… Il en reste un brin en lui… Je n’ai pas tout pris, tu sais… C’est peut-être présomptueux… Mais je crois qu’elle sera mieux protégée en moi… J’ai une pratique aérologique plus profonde… Tu ne crois pas ?
Je la regardai, ému à mon tour, épaté. Oui, Callirhoé serait bien au chaud en elle. Elles avaient toujours été si proches, avec Aoi, toutes les trois, depuis l’enfance, depuis Aberlaas où Oroshi, très tôt plus solide et plus brillante, avait pris sur elle de les soutenir et de les préserver.
— Tu as fait ce qu’il fallait. Je t’envie beaucoup, tu sais. Si je meurs avant toi, j’espère que tu m’hébergeras aussi. Mon vif doit être tout petit, il ne tiendra pas de place !
— Détrompe-toi. Depuis Alticcio, je suis ça de très près : tu gagnes en puissance chaque mois, Sov, tu te déploies ! Un jour, tu deviendras aussi intense qu’un Erg, à ta manière, par ton esprit, ta force de lien. Tu aurais dû te voir dans le véramorphe : tu possèdes un pouvoir assez unique de tissage, tu es tramé aux autres. Et puis, tu as entendu Caracole : tu es celui qui survivra ! Il va donc falloir que je t’apprenne à sentir les vifs, héhé – et sérieusement !
Elle riait de joie, elle m’avait mis le doigt sur le nez. Elle se jeta à mon cou et hop, au passage, m’embrassa joliment sur la bouche.
— Ca-ra-cole ! Ca-ra-cole ! Ca-ra-cole !
— Hé regardez, Caracole y va ! Il va entrer dedans !
Ω Il s’est fait prier, le troubadur, par la sainte pute des Vents ! L’a fallu le pousser du coude pour qu’il aille trimbaler son squelette dans la bouboule. C’est le dernier, pas compliqué, le der des ders à s’y coller, à croire qu’il a plus que nous autres du cadavre à la pelle à planquer. Dans la série mascarade, faut dire qu’il nous a sorti en huit ans la collection complète, le Cacarole ! Plus faux-derche que lui, plus tordu de la pirouette, plus chafouin que sa bouille de fouine, tu trouves pas, le bouffonneur-né qu’il est, le joueur de flutiau dans sa version je-t’embrouille-la-citrouille, le cador du baragouin qu’on sait jamais trop, au final, ce qu’il pense ! L’arlequin toucouleur, ouais, genre suprême ! Alors chipez bien que devant le chrone, sûr qu’il recule. Sauf que là, toute la horde beugle à l’unisson et qu’il peut plus se débiner, alors il fait sa mijaurée, mais il y va ! Je l’attends au tourniquet, chuis pas le seul, autant vous le dire…
) Y avait-il un hordier qui, plus que notre troubadour, donnât à ce point envie de savoir qui il était au fond ? À la vigueur des exhortations qui lui furent adressées, que la curiosité, à présent maximale, avait réduite au silence, la réponse claquait, évidente. Un instant euphorique, Oroshi avait retrouvé sur-le-champ la totalité de sa concentration et elle me murmura à plusieurs reprises, comme si je risquais de lever les yeux au ciel ou de me retourner sans prévenir : « Regarde bien, regarde bien… »
Caracole entra donc dans le chrone et aussitôt il s’effaça. Sans que son corps se transforme ni ne laisse la moindre trace. Cinq secondes plus tard, le chrone tout entier se mit à réagir : s’éleva un mugissement sourd et sous la surprise, nous reculâmes de plusieurs mètres en arrière. Sur la carapace du chrone, des flaques de couleur soutenues firent saillir les glyphes d’autant plus nets et noirs. Le cocon dans son ensemble s’irisa, à la façon d’une pépite d’ambre traversée de soleil. À l’intérieur, aucune forme définie n’était discernable, nul morphe de Caracole, juste des tourbillons furtifs et des vortex qui se creusaient de place en place dans le volume de l’enveloppe et qui centrifugeaient autour d’eux des filaments hypervéloces de lumière et de vent. Passant du sourd à l’aigu, le chrone se mit à chuinter avec des sons de ballon qu’on perce et soudain, ça dégénéra : en face de nous, une voie d’air s’ouvrit dans la coque du chrone et au travers sifflait un gaz d’échappement. Très vite, le phénomène se généralisa à l’ensemble du cocon, qui tanguait et ronflait, pareil à un aéroglisseur défaillant, si bien que nous reculâmes encore, très inquiets.
— Il se passe quelque chose de grave !
— Il faut aller le chercher ! Mais personne ne bougea. Le chrone se rétractait sous nos yeux à mesure que crevaient de nouvelles béances dans sa carapace et que s’en expulsaient des gerbes de souffle. Pour un enfant, rien n’aurait été plus pédagogique pour comprendre qu’un chrone n’est constitué que de vent que ce qui se passa. Car rien, strictement aucun lambeau de matière ne fut projeté, le chrone détona et se dispersa dans l’air même – dont il n’est au juste qu’une contraction structurée et hypervive. Tout juste aperçut-on, fugacement, des lueurs mais elles se diluèrent vite dans l’espace. Je n’avais jamais vu un chrone mourir et j’assistais à ça, à son implosion ou à son explosion, qui pouvait dire ? Toujours est-il que Caracole demeurait invisible à travers le peu de volume restant et que l’angoisse qu’il fût absorbé se précisait…
— Il va apparaître, il va apparaître n’est-ce pas ? disait Aoi, la voix cassée, à personne.
Le chrone était désormais passé de la taille d’un aéroglisseur à celle de deux corps allongés, guère plus, et le processus de réduction ne stoppait pas. Il s’intensifia même brutalement : l’ovale d’ambre devint jaune vif, à peine plus gros qu’une tête d’homme puis à peine plus gros qu’un œuf. Puis rien !
Devant nous, l’espace était nu. La lande s’offrait, déserte, à perte d’horizon. Ne restait du chrone qu’un jeu étrange de chuchotis et de vibrations ululantes qui emplissaient l’air sans vouloir décroître, laissant une forte impression de présence – mais de présence éparse, déstructurée, un peu comme si les glyphes du chrone avaient retrouvé une forme légère et s’autocalligraphiaient, invisiblement, devant nos yeux aveugles à leur mouvement.
Qui dira le temps qui s’écoula ? Un instant ? Mais soudain, comme surgissant de l’air même, à l’emplacement du chrone, Caracole réapparut – je jurerais par touches, par fragments recomposés, quoique si vite, si prodigieusement vite que ce fut imperceptible – il réapparut dans son intégralité, intact et souriant.
— Alors, qu’est-ce que ça a donné ? (s’enquit-il avec une sincérité désarçonnante.) Comment le véramorphe me montre-t-il ?
Nous étions tous si abasourdis que, si Oroshi n’eût été là, le silence aurait pu durer un quart d’heure. Mais elle s’approcha de lui, rayonnante, et lui répondit :
— Tel que tu es.
— C’est-à-dire ? insista-t-il.
— Oh, je ne sais pas. Disons : aérien et…
— Et ?
— Polymorphe, ou même…
— Polymorfal ?
— Tu tiens décidément à ton autodéfinition… Joliment joué, troubadour, mais cette fois-ci, pour moi, tu as enfin un visage.